Pondération des critères : Peut-on faire « n’importe quoi » ?

Un avis du conseil d’État sème le trouble….

Par Xavier ROBAUX Directeur de l’Institut Supérieur de l’achat Public – Formateur Associé d’ERICS Associés consultants.

Dans cet article, l’auteur, formateur spécialiste de ce sujet, et auteur d’une méthode reconnue, dissèque vue de la partie demandeuse la décision du 10 juin du Conseil d’Etat qui le concerne en expliquant le dossier sur lequel cette décision s’appuie. Et répond à la question « peut on désormais pondérer n’importe comment ? ». Inquiétant pour les finances publiques….

Le contexte : un DCE bancal, une procédure qui ne l’était pas moins.

En 2014, le Ministère des Armées publiait un DCE, sous forme de Marché à Procédure Adaptée, pour des sessions de formation à l’achat public (sic !), en utilisant une pondération un peu extrême jamais vue auparavant, : 10% sur le prix, 90% sur la valeur technique.

En effectuant une analyse approfondie de la lettre de rejet, nous découvrions avec quelques calculs que l’offre concurrente aurait pu être 900% plus chère, avec le nombre de points que nous avions perdus sur un des critères… 900% ! et ce, sur un sous-critère unique, celui des moyens. C’est mathématique, et c’est assez simple à simuler (si vous perdez 9 points sur 90 points de la valeur technique, vous pouvez gagner 9 points sur le prix, et en appliquant à l’envers la formule Points prix = 10 x offre la moins chère/offre a noter, le calcul est vite fait)

Pour la Cour d’Appel de Nantes, la pondération est « manifestement excessive », mais la réponse du Conseil d’Etat est surprenante.

Forcément, cette exagération n’a pas convenu à la Cour d’Appel de Nantes, a focalisé son jugement sur le côté « manifestement excessif » de la pondération ne permettant pas de retenir in fine, l’offre économiquement la plus avantageuse. Elle a jugé que nous avions été naturellement lésés dans cette affaire et a condamné, en appel, le Ministère des Armées à quelques milliers d’euros d’indemnités. Rassurons tout de suite les contribuables, il n’y avait pas de quoi ruiner le Ministère.

Saisi par le Ministère, le Conseil d’Etat, de manière surprenante au regard du bon sens économique, vient d’annuler cette décision par une décision rendue le 10 juin 2020.

Après avoir rappelé les principes régissant l’indemnisation d’un candidat à un marché public s’estimant irrégulièrement évincé puis les dispositions applicables à la cause de l’article 53 de l’ancien code des marchés publics, le Conseil d’Etat rappelle encore qu’il appartient au pouvoir adjudicateur de déterminer l’offre économiquement la plus avantageuse en se fondant sur des critères permettant d’apprécier la performance globale des offres au regard de ses besoins. Soit. Cela correspond aux messages que nous passons en permanence en formation.

Pour la Haute Cour, les critères doivent être liés à l’objet du marché et être définis avec suffisamment de précision pour ne pas laisser une marche de choix indéterminée ni créer de rupture d’égalité entre les candidats. Fort bien. C’est aussi ce que nous expliquons en formation.

Le Conseil d’Etat en vient au cœur du litige en énonçant que le pouvoir adjudicateur détermine librement la pondération des critères, sans toutefois pouvoir légalement retenir une pondération, en particulier pour le critère du prix ou du coût, qui ne permettrait manifestement pas, eu égard aux caractéristiques du marché, de retenir l’offre économiquement la plus avantageuse.

Puis, appliquant ce principe à l’espèce et après avoir rappelé la pondération -qui était facultative- 90 % / 10 % respectivement pour le critère technique et celui du prix, le Conseil d’Etat en déduit que la cour a commis une erreur de droit en jugeant qu’une telle pondération était irrégulière au motif qu’elle était « particulièrement disproportionnée », que le ministre de la défense n’en établissait pas la nécessité et qu’elle conduisait à « neutraliser manifestement » le critère du prix.

Le motif selon lequel le Ministère des Armées n’établissait pas la nécessité de la pondération, retenu par la Cour d’Appel de Nantes était certes un peu limite, mais il aurait pu surement être neutralisé, si le Conseil d’Etat avait eu une vision un peu plus holistique du dossier, en considération des autres motifs de l’arrêt de la Cour d’Appel de Nantes.

Or le Conseil d’Etat ne cible pas particulièrement ce motif mais aussi ceux concernant la « disproportion particulière » de la pondération et la « neutralisation manifeste » du critère du prix, motifs écrits aussi dans l’arrêt.

On doit donc comprendre que ces motifs eux aussi ne correspondent pas à la grille d’analyse dégagée, ce qui est tout de même difficile à saisir pour tout acheteur qui doit respecter le principe fondamental de l’offre économiquement la plus avantageuse.

Sans doute la Haute Juridiction a-t-elle entendu censurer la référence de la cour au seul critère du prix, là où elle aurait dû apprécier un obstacle manifeste à la sélection de l’offre économiquement la plus avantageuse, ce qui est plus large.

Pourtant les Juges de la Cour d’Appel de Nantesavaient pris soin d’expliciter leur raisonnement, en exposant qu’avec la pondération litigieuse, une note technique supérieure de 10 points permettait de ne différencier les offres de manière significative qu’au regard de la valeur technique – ce qui logiquement ne suffisait pas, ni pour eux, ni pour nous- à sélectionner l’offre économiquement la plus avantageuse.

La Cour le disait au demeurant en énonçant que dès lors, une telle pondération est de nature à ce que l’offre économiquement la plus avantageuse ne soit pas choisie.

On croit comprendre que son erreur de droit consiste à ne pas avoir ici indiqué que la pondération était manifestement de nature à aboutir à un tel résultat.

Quelles conséquences maintenant pour les pondérations ?

À moins que le sens, assez abscons, de l’arrêt du Conseil d’Etat tienne à ce qu’il ne suffise pas que la pondération permette manifestement de ne pas retenir l’offre économiquement la plus avantageuse ; il faut, pour être irrégulière, qu’elle ne permette manifestement pas de retenir l’offre économiquement la plus avantageuse, autrement dit qu’elle empêche manifestement qu’une telle offre pût être retenue.

Si telle est la portée de la solution, elle réduit évidemment la possibilité de faire censurer une pondération totalement disproportionnée.

Amis acheteurs, pour l’instant,  c’est donc, selon la lecture que vous ferez de l’arrêt de renvoi « open bar » pour vos pondérations, qui peuvent, contre toute considération économique, considérer n’importe quelle valeur, au regard du prix, sans aucune approche économique circonspecte. Nous, à l’ISAP ou ailleurs, nous continuerons néanmoins en formation à vous expliquer comment on pondère et on note « correctement » en tenant compte des écarts potentiels de valeur interne, de différence de coûts de possession et/ou de différences de valeurs externes admissibles (externalités sociétales et/ou environnementales). C’est l’objet du module ‘dimension économique de l’achat public’

Ce serait donc « open bar » saufsi la Cour d’Appel de Nantesréexpliquait, avec d’autres mots, mais en se calant exactement sur la doctrine du Conseil d’Etat, que la pondération litigieuse ne permettait manifestement pas de retenir l’offre économiquement la plus avantageuse.

Elle pourra le faire d’autant plus facilement si elle étaye son raisonnement en associant cette pondération avec un système de notation totalement déraisonnable, ne permettant plus au critère du prix d’être rattrapé.

L’arrêt étant intégralement annulé, l’ensemble du litige est donc de nouveau en débat devant la juridiction de renvoi, à Nantes à nouveau.

Nous aurons donc, à nouveau, l’occasion de démontrer que l’offre économiquement la plus avantageuse ne peut pas se trouver avec une pondération manifestement excessive combinée à une notation technique excessive, neutralisant ainsitotalement le critère du prix ; C’est mathématique, et c’est ce qu’avait parfaitement compris le Juge d’Appel de Nantes.

Cette affaire n’est donc pas terminée et on doit donc considérer que plus d’informations seront à venir lors du prochain « round ».Rien n’exclut d’ailleurs que tout cela se termine, pour la bonne forme, par un avis demandé par le Conseil d’Etat, ou peut-être par l’une des parties, à la CJUE.

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